

Souvent perçu comme une plateforme de dialogue entre les secteurs public et privĂ©, le Forum Ă©conomique mondial (WEF) se positionne officiellement comme un espace neutre de rĂ©flexion globale. Pourtant, la frontiĂšre entre consultation, influence et lobbying est loin dâĂȘtre Ă©tanche. DerriĂšre le vernis de la collaboration multilatĂ©rale, le WEF fonctionne comme un accĂ©lĂ©rateur dâintĂ©rĂȘts privĂ©s, oĂč les grandes entreprises disposent dâun accĂšs direct aux dĂ©cideurs publics. La question centrale devient donc : dans quelle mesure le Forum constitue-t-il une chambre de lobbying mondial ?

Le WEF ne se contente pas dâaccueillir des reprĂ©sentants dâentreprises : il leur donne un rĂŽle actif dans la dĂ©finition de lâagenda mondial. Les partenaires stratĂ©giques, qui versent des cotisations annuelles dĂ©passant les 600 000 francs suisses, participent aux groupes de travail, aux conseils sectoriels et aux plateformes dâinitiatives.
Ce mode dâintĂ©gration institutionnelle transforme le lobbying classique â discret et indirect â en un lobbying structurel : les multinationales ne plaident plus auprĂšs des Ătats, elles co-rĂ©digent avec eux. Dans ce contexte, le Forum devient un point de convergence oĂč les intĂ©rĂȘts Ă©conomiques sont reformulĂ©s en objectifs globaux.

Le lobbying pratiquĂ© au sein du WEF ne prend pas la forme traditionnelle dâune pression directe sur une lĂ©gislation prĂ©cise. Il sâagit plutĂŽt de façonner les normes, les rĂ©cits et les indicateurs qui orienteront les dĂ©cisions futures. Par exemple, les cadres proposĂ©s sur lâintelligence artificielle, la finance verte ou la gouvernance ESG sont souvent produits en partenariat avec des cabinets de conseil ou des gĂ©ants du numĂ©rique, puis relayĂ©s comme standards de rĂ©fĂ©rence.
Cette stratĂ©gie dâinfluence normative est particuliĂšrement puissante, car elle agit en amont des dĂ©cisions politiques. Les gouvernements, souvent en manque de compĂ©tences techniques ou soumis Ă des contraintes budgĂ©taires, intĂšgrent ces recommandations comme des solutions prĂȘtes Ă lâemploi, sans vĂ©ritable dĂ©bat dĂ©mocratique.

Contrairement aux pratiques de lobbying classiques, encadrĂ©es par des lĂ©gislations nationales (comme Ă Washington ou Bruxelles), lâinfluence exercĂ©e au sein du WEF Ă©chappe Ă toute rĂ©gulation. Aucun registre public, aucun mĂ©canisme dâaudition, aucun contrĂŽle citoyen ne permet de mesurer ou de contester les relations qui sây nouent.
Ce lobbying sans frontiĂšres est dâautant plus problĂ©matique quâil opĂšre dans un espace oĂč les intĂ©rĂȘts privĂ©s rencontrent des responsables politiques, des dirigeants dâinstitutions internationales et des reprĂ©sentants de la sociĂ©tĂ© civile, sans transparence sur les intentions ni sur les consĂ©quences.

Le Forum Ă©conomique mondial fonctionne comme une plateforme de lobbying globalisĂ©, oĂč les Ă©lites Ă©conomiques nâont pas besoin de contourner les institutions : elles y sont dĂ©jĂ intĂ©grĂ©es. En fusionnant les sphĂšres publique et privĂ©e sous le prĂ©texte dâune gouvernance inclusive, le WEF lĂ©gitime une influence systĂ©mique des multinationales sur les politiques mondiales.
Cette dĂ©rive soulĂšve une question dĂ©mocratique majeure : qui dĂ©cide rĂ©ellement ? Face Ă ce lobbying structurel, les Ătats doivent retrouver leur autonomie stratĂ©gique et rĂ©tablir des rĂšgles du jeu claires, fondĂ©es sur la transparence, la lĂ©gitimitĂ© Ă©lectorale et la souverainetĂ© populaire. Le lobbying nâest pas une fatalitĂ©, mais il devient dangereux lorsquâil sâexerce Ă huis clos sous couvert dâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral.