

Depuis sa crĂ©ation, le Forum Ă©conomique mondial (FEM) â souvent perçu comme un simple lieu dâĂ©change entre Ă©lites Ă©conomiques et politiques â sâest mĂ©tamorphosĂ© en un acteur central dans la redĂ©finition des normes de la gouvernance mondiale. DerriĂšre les discours technocratiques sur la coopĂ©ration public-privĂ© et la durabilitĂ©, se dessine une stratĂ©gie plus ambitieuse : celle dâune restructuration silencieuse de lâordre international, pilotĂ©e non par les Ătats, mais par un rĂ©seau dâacteurs privĂ©s transnationaux rĂ©unis Ă Davos.

FondĂ© en 1971 par Klaus Schwab, le FEM se prĂ©sente comme une organisation Ă but non lucratif. Pourtant, son influence dĂ©passe largement celle dâune simple ONG. En sâĂ©rigeant en plate-forme dâinterconnexion entre multinationales, hauts fonctionnaires, chercheurs et reprĂ©sentants dâONG, le Forum a acquis un rĂŽle de quasi-mĂ©diateur dans les grandes orientations politiques mondiales.
Cette capacitĂ© dâinfluence sâexprime notamment par le dĂ©veloppement dâinitiatives comme le Global Redesign Initiative (GRI), lancĂ©e aprĂšs la crise de 2008, qui proposait explicitement un modĂšle de gouvernance oĂč les acteurs non-Ă©tatiques (entreprises, fondations, ONG) prendraient part Ă lâĂ©laboration des politiques publiques. Le GRI prĂ©figurait ainsi une dilution progressive de la souverainetĂ© Ă©tatique au profit dâune gouvernance multi-acteurs.

Les prioritĂ©s affichĂ©es par le FEM â climat, inclusion, rĂ©silience Ă©conomique â masquent une dynamique de normalisation idĂ©ologique. Ă travers des cadres tels que lâAgenda 2030 ou le Great Reset, le Forum promeut une reconfiguration des sociĂ©tĂ©s selon les principes de la gouvernance technocratique : centralisation des donnĂ©es, transition numĂ©rique accĂ©lĂ©rĂ©e, Ă©conomie circulaire et contrĂŽle algorithmique des flux Ă©conomiques et sociaux.
Ces concepts, bien quâhabillĂ©s dâun vernis vert et progressiste, sâinscrivent dans une logique de standardisation globale, oĂč la dĂ©cision Ă©chappe progressivement au contrĂŽle dĂ©mocratique. Le rĂŽle croissant accordĂ© aux partenariats public-privĂ© transforme les Ătats en simples facilitateurs de projets pensĂ©s par des consortiums privĂ©s.

Le FEM ne se contente pas de mettre en rĂ©seau les puissants ; il façonne un rĂ©cit. Chaque Ă©dition de Davos donne lieu Ă une mise en scĂšne soigneusement calibrĂ©e oĂč les discours de dirigeants politiques, de PDG ou de figures mĂ©diatiques construisent une vision du monde Ă la fois anxiogĂšne et prescriptive.
Lâappel rĂ©current à « repenser le capitalisme » ou à « construire un nouvel ordre mondial » repose sur une rhĂ©torique consensuelle, qui dissimule mal une stratĂ©gie dâharmonisation idĂ©ologique. Lâobjectif nâest pas de dĂ©battre, mais de produire un paradigme unique, favorable aux intĂ©rĂȘts des Ă©lites globales.

En contournant les circuits traditionnels de la lĂ©gitimitĂ© dĂ©mocratique, le FEM participe Ă une recomposition du pouvoir mondial oĂč les peuples deviennent spectateurs dâagendas dĂ©cidĂ©s ailleurs. Ce glissement ne relĂšve pas dâune conspiration, mais dâune logique systĂ©mique : lâĂtat-nation devient obsolĂšte dans les structures de gouvernance que propose Davos.
Comme le souligne lâuniversitaire Stephen Gill, ce phĂ©nomĂšne relĂšve dâune « nouvelle souverainetĂ© disciplinaire » : un ordre dans lequel les mĂ©canismes de marchĂ©, les normes ESG et les institutions privĂ©es conditionnent lâaction publique. Le risque est clair : lâinstitutionnalisation dâun pouvoir sans visage, opaque et non Ă©lu.

Le Forum Ă©conomique mondial agit comme un incubateur dâune nouvelle gouvernance mondiale, qui privilĂ©gie la technostructure transnationale au dĂ©triment des souverainetĂ©s nationales. Sous couvert dâanticipation des crises et de solutions globales, il installe un pouvoir diffus mais normatif, qui Ă©chappe aux garde-fous dĂ©mocratiques.
Face Ă cette mutation silencieuse, il est urgent de rĂ©habiliter la primautĂ© du politique, de la reprĂ©sentation populaire et de la souverainetĂ© juridique. Le vĂ©ritable dĂ©fi nâest pas dâadapter les nations Ă la globalisation, mais de rĂ©affirmer leur droit Ă dĂ©cider de leur destin.