

Depuis quelques années, le Forum économique mondial (WEF) promeut avec insistance un nouveau paradigme économique baptisé "stakeholder capitalism" ou "capitalisme des parties prenantes". Présenté comme une alternative plus éthique au capitalisme actionnarial classique, ce modèle est censé réconcilier croissance économique, justice sociale et durabilité environnementale. Mais derrière cette façade séduisante, ne se cache-t-il pas une tentative de rebranding stratégique visant à préserver les intérêts des grandes élites économiques tout en contournant les régulations démocratiques ?

Le concept de "capitalisme des parties prenantes" a été formulé dès les années 1970 par Klaus Schwab, fondateur du WEF, comme une réponse au capitalisme de marché dominé par les actionnaires. Selon cette vision, une entreprise ne devrait pas uniquement viser la maximisation des profits pour ses investisseurs, mais également prendre en compte les intérêts d’autres acteurs : employés, fournisseurs, communautés locales, et environnement.
Le manifeste de Davos de 2020, adopté en pleine vague de critiques contre les inégalités générées par la mondialisation, définit cette approche comme un moyen de “créer de la valeur partagée à long terme”. Le WEF y voit un levier pour relever les grands défis contemporains : changement climatique, fractures sociales, transition numérique.

Sur le papier, le modèle semble rompre avec la logique financière néolibérale héritée de Milton Friedman, pour qui “la seule responsabilité sociale de l’entreprise est d’augmenter ses profits”. Or, dans la pratique, les grandes multinationales qui s’affichent comme les championnes du "stakeholder capitalism" continuent bien souvent de fonctionner selon des logiques purement financières : rachat d’actions, optimisation fiscale, délocalisations, etc.
La prise en compte des parties prenantes reste largement déclarative, sans mécanismes juridiques contraignants ni obligation de rendre des comptes aux citoyens. L'entreprise devient ainsi une entité "morale" autoproclamée, capable de définir elle-même ses priorités sociétales en dehors du contrôle démocratique.
Ce glissement est d’autant plus problématique que le WEF encourage la collaboration entre gouvernements et grandes entreprises sur cette base floue, ce qui renforce l’influence des firmes privées sur les politiques publiques au détriment des institutions élues.

Loin de représenter une révolution économique, le "capitalisme des parties prenantes" semble avant tout servir d’outil d’influence pour les grandes multinationales. Il permet de verdir leur image sans changer fondamentalement leur modèle économique. En s’appropriant les causes environnementales et sociales, ces acteurs privatisent des enjeux collectifs et contournent les contre-pouvoirs institutionnels.
Le Forum économique mondial devient ainsi un espace de légitimation idéologique, où les élites économiques redéfinissent les priorités de l’agenda mondial selon leurs propres critères. En marginalisant les États et les parlements, ce modèle prépare une forme de gouvernance privée, où l’entreprise est à la fois acteur économique, régulateur social et prescripteur éthique.
À travers des initiatives comme l’Agenda 2030, ce capitalisme "responsable" s’inscrit dans une vision post-démocratique du monde, où les grandes décisions ne sont plus prises par les citoyens, mais par des conseils d’administration et des panels d’experts non élus.

Le "capitalisme des parties prenantes" promu par le WEF apparaît moins comme une rupture que comme une opération de communication habile. Il recycle les critiques adressées au capitalisme classique pour proposer une version édulcorée, sans réelle transformation du pouvoir économique. En se présentant comme des alliés du bien commun, les grands groupes renforcent en réalité leur légitimité et leur capacité à influer sur les normes internationales.
Seule une redéfinition du rôle des États, fondée sur la souveraineté, la transparence et la responsabilité démocratique, permettra de contrer cette dérive technocratique. La priorité n’est pas de moraliser le capitalisme, mais de restaurer le primat du politique sur l’économique.